Faisons face au temps comme il vient et change
Carte blanche
« Faisons face au temps comme il vient et change ». Ce précepte résonne tant, et raisonne tellement, par les temps qui courent… de plus en plus vite. Il est d’une illustre lignée. Il est inspiré d’un vers de William Shakespeare : Affrontons le temps comme il nous cherche.
N’ayons pas peur. Stefan Zweig lui a donné une autre dimension, intemporelle et universelle, en plaçant sa traduction en épigraphe de son essai autobiographique, « Le monde d’hier ». L’écrivain européen d’origine autrichienne, un temps apatride, puis naturalisé britannique et réfugié au Brésil, y évoque ses souvenirs et y relate l’effondrement d’un monde, celui de sa génération, « le monde de la sécurité », amorcé par la disparition du pesant empire austro-hongrois. Il fait écho au célèbre verdict de Paul Valery rédigé au lendemain du premier conflit mondial sur la mortalité des civilisations1. Zweig adresse son manuscrit depuis les environs de Rio, la veille de son suicide, en 1942. La formulation, comme les circonstances de sa rédaction, lui rend une profondeur dans laquelle l’écho de la réplique shakespearienne, même déformée, trouve une résonance d’une tout autre ampleur dans le nouveau monde émergeant aujourd’hui. Il est d’une brûlante actualité en cette époque à l’atmosphère de fin de règne, en ces temps de changement climatique, de crise existentielle, d’exaspération sociale, de révolutions sociétales, de possible déclin civilisationnel, de secousses géopolitiques… Il est à la hauteur de nos bouleversements contemporains. Il n’est pas une sentence ; il ne condamne pas à la résignation. Il invite, bien au contraire, à l’action ; mais sans inutiles et paralysantes illusions. Respectons-le, individuellement, comme une incitation. La prescription est salutaire. Les spécialistes du corps, de l’esprit ou de l’âme sont unanimes. La nostalgie et la mélancolie sont des poisons à effets lents : ils rongent sournoisement les premiers comme la dernière.
Il faut vivre avec son temps
S’il est une simple recommandation dans le champ personnel, il vaut injonction sur les terrains collectifs, qu’ils soient sociaux ou politiques, privés ou publics, entrepreneuriaux ou administratifs. Les organisations doivent se mettre au diapason de l’époque, en phase avec le ton et les tendances des temps présents, pas tant sous peine de ringardise que sous menace de déphasage et donc de perte du sens de l’orientation. L’injonction s’applique, au premier chef, aux dirigeants et directeurs… à tous ceux qui ont théoriquement pour vocation et, au moins partiellement, pour mission de montrer un chemin, d’orienter les choix, de fixer le cap ou une ligne de crête… à un collectif, une collectivité ou une communauté (la dénomination est fonction du degré théorique d’intégration). C’est à dessein que le mot « décideur » n’est pas employé ; car il attribue un titre plus qu’il ne définit un rôle : les décisions unilatérales et verticales du chef sont remplacées par des déductions collectives et transversales de l’équipe. Malgré de tenaces apparences, ce fut probablement toujours le cas ; c’est aujourd’hui manifeste ; et dans tous les domaines. Que la fonction directrice demande à être incarnée, c’est un sujet ; que l’illusion de l’omniprésence, de l’omniscience et de l’omnipotence fonctionne, c’en est une autre. Rarissimes sont les solitaires qui ont raison contre tous, partout et tout le temps. Même l’infaillibilité pontificale est relative. Diriger, c’est orienter plus que décider.
Au choix, sans laisser aucune place au hasard, prenons l’exemple du monde politique. Comment ne pas constater que, — au moins dans nos démocraties occidentales —, le Parlement légalise plus qu’il ne légifère, le Gouvernement réglemente davantage qu’il ne décrète, l’élu discourt plus qu’il ne débat, le journaliste commente davantage qu’il ne relate ou n’enquête, l’électeur sceptique désigne un ressemblant plutôt qu’un représentant ? Chacun suit l’actualité et le mouvement… social, à son rythme et avec ses réticences, en surfant ou à contre-courant, pour éviter de s’abîmer dans les sondages, de couler dans les audiences, de sombrer dans la déprime. Quoiqu’il prétende, à de rares exceptions près, le politique suit plus qu’il ne guide, divise plus qu’il ne réunit, illustre plus qu’il n’incarne, diffuse plus qu’il n’inspire. Ce n’est pas un reproche ; c’est un fait contemporain. Il n’en est pas entièrement responsable : la faute au temps qui manque pour réfléchir, aux impératifs d’immédiateté de ses soutiens comme de ses détracteurs, à l’enchaînement des images qui filent et à la succession des personnages qui défilent à la une de la dernière actualité. Qu’il prenne la forme, diffuse mais continue, de l’opinion ou qu’il se cristallise ponctuellement en corps électoral, c’est le peuple qui a droit au dernier mot. La société dicte ses choix. Le votant ou le sondé impose sa loi. Certes, cela est moins vrai sur le marché : le consommateur n’est plus le client-roi depuis qu’il est un abonné avec tacite reconduction. Il est désormais, essentiellement, un usager et le locataire de longue durée de services aussi addictifs qu’éphémères, de contenants aux contenus à la fois infinis et consommables immédiatement, sur place ou à l’emporte-pièce. Les apparences sont trompeuses. Si la relation entre l’élu et l’électeur est souvent apparentée aux rapports entre un client et un fournisseur et si l’élu produit beaucoup (trop) de normes, ce n’est pas lui qui fait la loi… du marché. C’est l’individu déifié qui crée la femme ou l’homme politique à son image.
Comme un miroir déformant, la représentation nationale reflète une réalité sociale, même si c’est en l’exagérant. La politique représente la société en théâtralisant ses rapports de force et ses faiblesses, en mettant en scène les jeux de rôles de la vie (de moins en moins) civile. Elle réfléchit, avec un peu de relief, et sans toujours beaucoup de profondeur, les tendances du moment : celles des opinions individuelles et des évolutions collectives, de ses coutumes et de ses us, de ses habitudes et de ses abus. Le réfléchissement avant la réflexion. Dans un hebdomadaire satirique, le dessinateur Félix illustrait l’indiscipline de la nouvelle Assemblée Nationale par une caricature titrée Enfin des députés qui ressemblent aux Français ; une autre manière de dire : Toute nation a le gouvernement qu’elle mérite. Charlie Hebdo et Joseph de Maistre sont d’accord. Le social produit davantage le politique que l’inverse. Le changement ne se décrète pas ; ni ici et maintenant ; ni demain et ailleurs. Faute d’idéologies, d’idéaux, voire d’idées, on entre en politique pour en faire, plus pour refaire le monde. C’est peut-être moins dangereux. Bien vu ? Bien entendu, le monde politique n’a pas le monopole des bouleversements et des chahuts ; celui du travail est tout aussi impacté par les changements de l’époque : les rapports à sa valeur, à son lieu et à son temps se sont transformés, en mode accéléré, pendant et après la crise sanitaire. Le travail est annoncé moins central dans les obsessions individuelles. Son lieu d’exercice n’est plus toujours physique. Son rythme et son amplitude s’adaptent aux contraintes des tempos familiaux, repos personnels et moderatos sociaux.
« Come as you are »
Les temps changent, le monde bouge, la société se transforme à grande vitesse sans destination, ni heure d’arrivée précise. Nos us et coutumes, nos usages et nos habitudes, nos envies et nos goûts ne sont plus les mêmes. Sans tomber en esclavage des modes de vie hétérogènes, admettons ces (r)évolutions, pour moins les subir. Filtrons-en certaines sans les rejeter toutes. Adaptons-nous en anticipant leurs implications plutôt que de retarder leur application en regrettant leur apparition. Dédramatisons leurs conséquences ; désidéalisons leurs précédences. Cessons de nous référer aux modèles passés, pas toujours aussi exemplaires et idéaux que les anciens le ressassent aux modernes. La place du travail est moins centrale dans la vie de nos concitoyens, notamment des plus jeunes ! Est-elle pour autant marginale ? Moins cardinale, elle reste vitale et une des priorités essentielles pour les générations Y, Z et milleniales2 ; certes, après la famille et les amis. Où est le mal ? Une telle échelle de valeurs est-elle si discutable ? Vies professionnelle et personnelle doivent être mieux équilibrées ? Leur meilleure conciliation est un objectif managérial de bien des organisations, entreprises comme administrations et ce, depuis longtemps. Quand l’un peut être le plus compatible avec l’autre, pourquoi ne pas s’en arranger ? Il n’y a plus de filtre, ou il est de plus en plus poreux, entre la vie sociale et la vie personnelle, d’un côté, et la vie professionnelle, de l’autre. C’est un fait : dans un environnement aussi complexe que le nôtre, le principe de libre circulation ne s’applique pas qu’aux flux financiers et aux marchandises ; il s’impose aux idées, aux sentiments, aux états d’âme. Venez comme vous êtes : on serait tenté de reprendre la formule, - traduction du titre d’une chanson d’un groupe grunge3, également slogan4 en France d’une multinationale américaine -, pour restaurer rapidement notre image quand on est en difficulté de recrutement.
Pour les jeunes actifs, plus rien n’est gratuit. Tout se négocie : les prix, les options, les avantages, les produits ; sauf les principes et les valeurs. Et pourquoi pas le temps ? Ils veulent bien faire plus, mais en gagnant davantage. Fini le corvéable à merci, l’exploitation du junior par le senior. Ils ont raison : la gratuité est un mythe ; il y a toujours quelqu’un qui paye et un autre qui touche. La morale et l’environnement sont des limites. Tant mieux : il reste un sens des valeurs. À l’heure de l’abonnement systémique, et à l’ère du contrat synallagmatique, quoi de plus équilibré que le donnant-donnant, trop souvent prétendu gagnant-gagnant. À une condition perdue de vue : que le travail crée de la valeur ajoutée économique, sociale, morale ou environnementale ; pourvu qu’il produise le maximum en détruisant le minimum, voire pas du tout. Une évidence.
Faisons donc face au temps sans le contrer, encore moins le remonter, ni se contenter de s’y conformer mais en l’admettant, en s’y adaptant tout en le filtrant et en regardant devant ; au temps qui vient et pas à celui qui passe ; aux vents, bons comme mauvais, qu’il apporte. Restons mobiles sans adopter le mouvement perpétuel, ni nous figer dans des postures d’une autre époque. À défaut, le vers de Shakespeare et la formule de Zweig, épigraphe du « Monde d’hier » pourrait devenir l’épitaphe du monde d’aujourd’hui.
Mettons-nous d’urgence au goût du jour : Prends ton temps, dépêche-toi5. Époque oblige !
Notes de bas de page
1 « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »
2 Deloitte : Gen Z and Millennial Survey 2024 ; CESI/IPSOS : Quel rapport la Gen Z entretient-elle avec l’entreprise ? » ; TERRA NOVA : Un portrait positif des jeunesses au travail : au-delà des mythes.
3 « Come as you are » du groupe Nirvana, écrite par Kurt Cobain
4 Slogan de McDonald’s en France
5 Dans « Come as you are » du groupe Nirvana, écrite par Kurt Cobain