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Les pouvoirs publics peinent à envisager la jeunesse autrement que comme une ressource à exploiter ou un problème à résoudre

Entretien avec Matthieu Gautier, ancien chef de service à la mission jeunesse du conseil départemental de la Gironde.

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Pouvoirs Locaux : Vous venez de publier aux Éditions Berger-Levrault un ouvrage sur les « Politiques territoriales de jeunesse »1. Quel a été le déclic pour prendre la plume ?

Matthieu Gautier : J’ai eu beaucoup de chance dans mon parcours. À l’origine, je viens du milieu des ONG, où j’ai principalement travaillé en Afrique de l’Ouest pour une organisation dédiée à la protection de l’enfance. Cette mission s’élargissait parfois à des initiatives en faveur de l’employabilité des jeunes. Je n’avais pas initialement envisagé une carrière dans l’administration, mais un poste a retenu mon attention : celui de responsable de la Mission Jeunesse au conseil départemental de la Gironde. J’ai saisi cette opportunité et très rapidement, j’ai pris conscience de l’ampleur des responsabilités des collectivités aujourd’hui : elles accumulent des compétences toujours plus nombreuses et disposent de véritables leviers d’action. Pour exemple, le budget du département avoisine les 2 milliards d’euros. Cela illustre bien la diversité et l’importance des missions. Ainsi, quand j’ai rejoint la Mission Jeunesse, il m’a été confié dès le départ une mission essentielle : concevoir un nouveau plan jeunesse pour le département.

Pouvoirs Locaux : Comment avez-vous procédé pour élaborer ce nouveau plan jeunesse ?

Matthieu Gautier : J’ai eu la chance de bénéficier de la confiance des élus, et notamment la Vice-Présidente à la Jeunesse Martine Jardine, ainsi que de celle de ma directrice, Sandrine Cervelle, qui m’ont accordé une véritable carte blanche. Ils m’ont donné six mois pour effectuer un diagnostic approfondi, en me laissant une réelle liberté quant à la méthode et aux personnes à rencontrer. J’ai donc consacré cette période à un travail minutieux de diagnostic, qui a abouti à la rédaction d’un rapport intitulé Génération Réenchantée, portant sur la situation des jeunesses en Gironde. La démarche reposait sur des entretiens semi-directifs avec un large éventail de professionnels : des responsables administratifs, des universitaires, des salaries des missions locales, des éducateurs, des enseignants, mais aussi des acteurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE), de l’action éducative en milieu ouvert (AEMO), des centres sociaux et culturels.

En parallèle, nous avons organisé de nombreux événements impliquant directement les jeunes, en nous rendant sur le terrain pour écouter leurs besoins et attentes. Cette première enquête a permis de dresser un état des lieux précis, de formuler des constats et de commencer à élaborer des propositions. Ces propositions ont ensuite été testées auprès des jeunes eux-mêmes, en utilisant des méthodes qualitatives et quantitatives.

Par exemple, nous avons mené une enquête représentative grâce à l’institut Verian (ex-Kantar, et organisé des journées de focus groups sur des thèmes majeurs : le logement, le revenu pour les jeunes, la sexualité sécurisée et épanouie, la lutte contre la ségrégation scolaire, ou encore les parcours d’insertion professionnelle au sein des collectivités. Ces thématiques ont ensuite été confrontées au regard des professionnels et intégrées à un travail collaboratif avec les différents services du département, aboutissant à la formulation d’un nouveau plan jeunesse.

Pouvoirs Locaux : Quand vous parlez de jeunesse, quelle tranche d’âge désignez-vous ? Est-elle clairement définie dans les textes ou reste-t-elle floue ?

Matthieu Gautier : C’est une question fondamentale que j’ai également explorée dans l’ouvrage. Aujourd’hui, un consensus semble émerger parmi les pouvoirs publics, qui situent la jeunesse dans la tranche d’âge allant de 11 à 25 ans, soit de l’entrée au collège à une certaine forme d’autonomie adulte. Ce cadre, néanmoins, est en décalage avec les réalités des sciences sociales. Ces dernières définissent la jeunesse comme le passage progressif de la dépendance familiale à l’indépendance économique et sociale, un parcours qui, de nos jours, tend à s’allonger.

La borne haute, fixée traditionnellement à 25 ans, est de plus en plus contestée. En effet, l’autonomie complète, qui suppose un logement indépendant, un emploi stable et parfois la création d’une famille, est souvent atteinte bien après cet âge. Aujourd’hui, on parle davantage de 27, 28, voire 30 ans pour une réelle indépendance. Si les pouvoirs publics restent plutôt attachés à la définition 11-25 ans, les sciences sociales montrent clairement que ce seuil recule et qu’il est très difficile à définir.

Une autre dimension essentielle de cette question réside dans la diversité des jeunesses. Il serait inexact et réducteur de parler de la jeunesse comme d’un bloc homogène. Les inégalités qui traversent notre société se manifestent également au sein des jeunes générations. Toutefois, toutes partagent un défi commun : trouver leur place dans la société, ce qui passe généralement par l’accès à un emploi, à un revenu, et à un logement. Ces éléments constituent un socle minimal d’autonomie que, selon moi, la grande majorité des jeunesses devraient pouvoir atteindre, même si leurs trajectoires diffèrent considérablement.

Pouvoirs Locaux : Le sous-titre de votre ouvrage, "Comprendre, accompagner, valoriser les jeunes", évoque trois axes majeurs. Selon vous, qu’est-ce qui échappe encore à la compréhension des acteurs publics en ce qui concerne la diversité de la jeunesse, et que faudrait-il mieux saisir ?

Matthieu Gautier : C’est une vaste question, mais deux points me semblent essentiels.

Le premier, c’est que les pouvoirs publics peinent à envisager la jeunesse autrement que comme une ressource à exploiter ou un problème à résoudre. D’un côté, il y a une jeunesse valorisée pour son potentiel attractif, notamment les étudiants dans les grandes universités. On met en avant cette élite, perçue comme un atout pour le territoire. De l’autre, à l’extrémité opposée du spectre, se trouve une jeunesse perçue comme un danger : celle des quartiers populaires, qu’il faut surveiller ou protéger d’elle-même. Cette dichotomie, bien qu’exagérée, reste très ancrée. Il manque une vision globale et nuancée, capable d’appréhender la jeunesse dans toute sa diversité.

Le second point porte sur la confiance, ou plutôt son absence. Prenons l’exemple du revenu jeune. En France, contrairement à d’autres pays, il n’existe pas de véritable revenu pour les jeunes. Le RSA n’est accessible qu’à partir de 25 ans, et les jeunes n’ont souvent que des droits sociaux limités, malgré leur majorité légale à 18 ans. Dès qu’on évoque l’idée d’un revenu jeune, la méfiance des pouvoirs publics se manifeste immédiatement : il faut des contreparties, des parcours encadrés, des heures obligatoires de formation, comme avec le Contrat d’Engagement Jeune (CEJ). Cette peur du laisser-faire irrigue encore nos politiques publiques, exacerbée lorsqu’il s’agit des jeunes.

Pouvoirs Locaux : Pourquoi la proposition d’un « revenu jeune » vous semble-t-elle centrale ?

Matthieu Gautier : Aujourd’hui, la solidarité familiale, qui constituait un filet de sécurité pour les jeunes, s’effrite. Les familles sont de plus en plus précarisées par la hausse du coût de la vie et la stagnation des salaires. Les jeunes doivent souvent travailler pour subvenir à leurs besoins, ce qui crée des situations de grande fragilité, notamment en matière de santé et d’accès aux soins. Dans notre enquête en Gironde, nous avons constaté que près d’un tiers des jeunes femmes de 18 à 25 ans renonçaient à se soigner correctement. Ces chiffres révèlent des inégalités criantes. Face à cela, je suis convaincu qu’un revenu jeune, sans condition et activable facilement, est une solution nécessaire. Idéalement, il devrait être d’un montant d’au moins 500 euros, indexé sur le coût de la vie. Ce revenu constituerait un véritable filet de sécurité, permettant aux jeunes de se concentrer sur leur parcours d’études ou d’insertion professionnelle sans subir une précarité écrasante. De nombreuses expérimentations internationales et nationales montrent que faire confiance aux jeunes en leur octroyant un soutien financier direct a des effets positifs. Cela améliore leur santé, leurs performances académiques, et leur employabilité. Malheureusement, en France, la méfiance demeure, et les politiques publiques continuent de conditionner les aides à des contreparties strictes. Je pense que ce revenu jeune pourrait également contribuer à changer la perception des jeunes dans notre société. Il s’agirait d’un geste de confiance de la part des pouvoirs publics, ouvrant la voie à un dialogue plus constructif avec cette génération.

Pouvoirs Locaux : Vous mentionnez les inégalités intergénérationnelles. Pouvez-vous les expliciter davantage ? Parlez-vous d’un recul des opportunités pour les jeunes d’aujourd’hui par rapport aux générations précédentes, ou de tensions entre générations ?

Matthieu Gautier : Il s’agit davantage de tensions entre générations. Bien sûr, il faut se garder de tout discours nostalgique sur un prétendu «âge d’or» du passé, et du fameux « c’était mieux avant », mais certains travaux, notamment ceux de Vincent Tiberj, apportent des éclairages intéressants. D’une part, les jeunes d’aujourd’hui sont globalement mieux éduqués et plus informés que leurs aînés au même âge. Ils poursuivent davantage d’études supérieures et s’investissent activement dans les enjeux sociétaux. Cependant, l’accès au marché du travail est devenu plus complexe et incertain. Les seuils d’autonomisation – c’est-à-dire les étapes où un jeune devient pleinement intégré dans la société, avec un emploi stable, un logement, et une sécurité financière – reculent sans cesse. Ce décalage crée un sentiment de frustration et accentue les inégalités entre générations. Parfois, des professionnels disent peiner à «manager» les jeunes générations, à comprendre leur état d’esprit ou leurs priorités. Cela reflète, à mon avis, un phénomène cyclique plutôt qu’un problème inédit. Les mutations rapides du monde – en particulier la révolution numérique et l’impact des réseaux sociaux – amplifient ces malentendus, mais ils ne sont pas propres à la jeunesse. Ils traduisent une difficulté générale de notre société à dialoguer et à dépasser les clivages.

Pouvoirs Locaux : Quels dispositifs concrets recommanderiez-vous aux collectivités pour mettre en place des politiques de jeunesse plus territorialisées et inclusives, tout en favorisant leur participation active ?

Matthieu Gautier : Deux priorités me semblent fondamentales : la transversalité et la création d’espaces de dialogue permanents avec les jeunes.

La transversalité, d’abord, est cruciale lorsqu’on aborde une thématique aussi transversale que la jeunesse. Une collectivité efficace doit se doter d’une mission spécifique ou d’un point focal chargé de coordonner les différents services. Par exemple, dans un département, il est essentiel de réunir régulièrement autour d’une même table les directions de l’aide sociale à l’enfance, des collèges, de l’insertion, et de tout autre domaine concerné. Ces rencontres doivent être planifiées, assorties d’objectifs clairs, et suivies de comptes rendus. C’est cette coordination récurrente qui permet à l’information de circuler et à des solutions innovantes d’émerger.

Ensuite, il est impératif de créer des espaces de dialogue permanents avec les jeunes. Ces espaces doivent aller au-delà des grandes consultations ponctuelles ou des événements isolés. L’idée est d’aller vers les jeunes, là où ils se trouvent : dans les missions locales, les établissements scolaires, les centres sociaux, au plus près des territoires et des quartiers avec les équipes de Prevention Spécialisée. Une petite équipe dédiée, telle qu’une Mission Jeunesse, doit être chargée de maintenir ce lien constant, de recueillir les besoins directement sur le terrain, et de remonter ces informations aux décideurs.

Enfin, les outils de participation citoyenne, comme les conventions citoyennes, peuvent jouer un rôle clé. Une convention citoyenne dédiée à la jeunesse sur un sujet précis permettrait, par exemple, d’impliquer activement les jeunes dans les décisions qui les concernent. Mais pour cela, il faut des moyens financiers et une volonté politique forte.

Pouvoirs Locaux : Pensez-vous que les collectivités locales se marchent sur les pieds en matière de politiques jeunesse, ou bien les compétences sont-elles suffisamment claires ?

Matthieu Gautier : Globalement, les compétences me semblent relativement bien définies entre communes, départements et régions. Cependant, deux zones d’ombre subsistent.

La première concerne le rôle des régions en tant que « chefs de file ». Sur le papier, elles sont censées jouer un rôle de coordination stratégique en matière de politiques jeunesse, mais dans la pratique, cette mission est souvent inexistante ou peu efficace. Les régions, par leur taille et leur orientation vers des enjeux plus larges comme l’aménagement du territoire, peinent à répondre à des besoins qui, bien souvent, relèvent davantage de l’échelle locale ou départementale.

La seconde problématique concerne l’État, qui tente de jouer un rôle de coordination, notamment à travers les Services Départementaux à la Jeunesse, à l’Engagement et aux Sports (SDJES) et leurs déclinaisons régionales. Cependant, avec des moyens et des ressources humaines limités, l’État reste avant tout un régulateur, ce qui restreint sa capacité d’action concrète sur le terrain.

À mon sens, le département est l’échelon le plus pertinent pour coordonner les politiques de jeunesse. Il dispose d’une proximité suffisante avec les acteurs locaux et d’une compétence sociale adaptée à ces enjeux. Cette coordination départementale pourrait s’appuyer sur l’implication forte des communes, qui font déjà preuve d’un volontarisme remarquable en matière de jeunesse, ainsi que sur des partenaires clés comme les missions locales et les centres sociaux.

Pouvoirs Locaux : Dans le chapitre intitulé Rajeunir la collectivité, vous évoquez l’emploi des jeunes au sein des collectivités territoriales. A la lecture de récents sondages, les jeunes semblent davantage attirés par des ONG ou l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) que par les carrières publiques. Comment expliquez-vous cela, et comment y remédier ?

Matthieu Gautier : Votre observation est juste : les jeunes, en particulier ceux qui sont diplômés, se tournent plus naturellement vers les ONG ou l’ESS, qui incarnent pour eux des structures où ils peuvent donner du sens à leur engagement. Cela s’explique, en partie, par un déficit d’attractivité des métiers publics et une méconnaissance des missions des collectivités territoriales. Pour beaucoup, ces métiers publics sont perçus comme des refuges pour ceux qui n’ont pas fait de longues études, offrant une certaine stabilité mais peu d’opportunités de s’épanouir autour de projets porteurs de sens. Ce préjugé découle souvent d’un manque d’information : même parmi les jeunes diplômés, nombreux sont ceux qui ignorent ce que fait concrètement un département, une commune ou une région. Cette méconnaissance constitue un enjeu démocratique majeur.

Pourtant, les collectivités territoriales ont beaucoup à offrir, notamment en dehors des grandes métropoles. Elles permettent de travailler sur des projets concrets et innovants, souvent au service direct de la population. Pour attirer une jeunesse en quête de sens, il faudrait valoriser ces aspects. Des associations œuvrent déjà dans ce sens, mais il reste beaucoup à faire pour rendre ces carrières publiques plus visibles et attractives.

Par ailleurs, les collectivités ont un rôle crucial à jouer pour les jeunes moins diplômés. Elles peuvent leur offrir des parcours d’insertion professionnelle concrets, en partenariat avec les acteurs locaux de l’insertion professionnelle comme les Missions Locales par exemple. Cela passe par des stages, des contrats d’apprentissage, mais aussi des dispositifs d’accompagnement plus larges, incluant par exemple l’aide à l’obtention du permis de conduire ou un accès facilité au logement. Les métiers d’infrastructures, du social ou du soin, souvent indispensables et en tension, ont des moyennes d’âge vieillissantes, 50 ans en moyenne. Ils pourraient devenir des tremplins pour ces jeunes.

Enfin, il est possible d’intégrer les seniors dans cette dynamique, par exemple via des dispositifs de mentorat. Cela permettrait de valoriser l’expérience des agents proches de la retraite tout en renforçant les parcours d’insertion des jeunes. Une véritable coordination entre les services RH, les directions concernées et les élus locaux est indispensable pour concrétiser ces initiatives.

 

Notes de bas de page

  • 1 Politiques territoriales de jeunesse, Comprendre, accompagner et valoriser les jeunes dans leur diversité, Matthieu Gautier, Berger-Levrault, Coll. Les indispensables, Paris, Septembre 2024